D'Afrique en Asie ... Carnet de route

Voici mon carnet de voyage, qui me permettra de laisser mes impressions tout au long de celui-ci. J'éspère ainsi vous faire partager cette expérience, recueillir vos impressions et les nouvelles de la vie que je laisse derrière moi ... pour un temps.

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Le 1er novembre 2004, je commence un voyage de 10 mois qui me conduira vers des régions magiques que j'ai toujours voulu voir. Je veux partager avec vous ce moment de ma vie, à travers les photos et les commentaires vocaux que je posterai ici, tout au long de ce voyage.

12/10/2004

Croisière sur le Yapei Queen

Le Yapei Queen, c’est le nom du ferry sur lequel Etienne et moi venons d’embarquer à Yeji, ce mercredi matin. Certes, nous aurions préféré dormir la matinée et partir à l’heure prévue, vers 16 heures ; certes, nous aurions, comme je l’avais laissé entendre, préféré partager l’une des trois cabines du bateau ; certes, j’eus préféré ne pas avoir à courir et négocier dès le réveil et sous le coup de la frustration. Mais le résultat est là : nous sommes sur le bateau qui vient d’appareiller, nous allons nous reposer pendant 48 heures, la poussière ne viendra pas se coller à chaque pore de notre peau et, plus important que le reste, on va pouvoir souffler un peu. Quand j’y pense, je n’ai pas eu de nuit correcte depuis le Mole Park et encore, je m’étais levé à 5h30 pour participer au safari du matin. La fatigue s’est bien faite sentir hier, à Yeji. Mais tout ceci est fini, et le voyage prend maintenant des allures de croisière. Etienne s’est allongé, pour finir sa nuit, sur l’un des bancs blancs de l’arrière-pont supérieur, juste en dessous des prises d’air du moteur, qui font un bruit assourdissant. Mais je gage qu’il n’en a cure, vu le visage détendu qu’il affiche au bout de quelques minutes seulement. D’autres « cheminées » sortent à ce niveau, dont l’aération des toilettes de l’entre-pont que nous avons fini par dénicher. Il était en effet impensable que les anglaises aient eu raison sur ce point ! Il y a bien des toilettes, il y a bien des douches, il y a bien une cantine, hors de prix, certes, mais elle existe bien. Qui plus est, il y a de nombreuses marchandes sur ce bateau. Que font-elles avec leurs énormes gamelles remplies, qui de vêtements et tissus, qui d’ustensiles divers, qui de fruits ? Mystère, que j’aurai deux jour pour élucider. Pour l’instant, il faut organiser la vie à bord, et ça passe par la « réservation » d’un espace vital à l’intérieur duquel je dois montrer de façon ostentatoire, à l’aide de mes seuls sacs, qu’il n’est pas question que je tolère la moindre intrusion. Je dois « marquer mon territoire ». Je commence donc par étaler ma couverture peule, offerte à Bamako par la belle-famille de Badou, sur l’un des bancs du pont. Puis je dispose un sac à chaque bout. J’étale, sur l’assise dorsale du banc, mes deux serviettes pour « privatiser » l’espace créé. Enfin, je dépose au pied du banc mes deux bouteilles d’eau. L’ensemble ressemble à peu près à un lit. C’était l’effet escompté. Par contre, passer deux nuits le dos en contact quasi-direct avec le bois du banc me paraît la meilleure solution pour finir bloqué. Il va falloir trouver un matelas, un « mattress ». Deux, si possible, car le problème va se présenter de façon identique pour Etienne. J’ai la journée pour trouver. Après ma discussion de ce matin avec le capitaine, je pense qu’il se sent un peu « responsable » de la bourde de sa compagnie et m’a plutôt à la bonne. Nous avons déjà accès à la cabine de toilettes réservée aux cabines et aux matelots. Toilettes à l’européenne et douche avec eau chaude seront plus qu’appréciés.

Avec nous, sur le bateau, je trouve plusieurs catégories de personnes. Sur le pont supérieur, les marins et les touristes. Outre les occupants des 3 cabines passagers, dont certains ne sortiront que quelques minutes sur l’ensemble du trajet, on trouve un jeune couple de suisses et un canadien. Sur le pont intermédiaire, de nombreuses femmes et quelques enfants, mais pratiquement pas d’hommes. Bizarre. Sur le pont inférieur, au niveau de la zone de transport de fret du ferry, une large cabine similaire à celle du pont intermédiaire abrite encore plus de femmes et d’enfants, mais toujours aussi peu d’hommes. Tout ce petit monde va rester chacun à son niveau, sans se mélanger. C’est comme si le voyage ne durait que quelques minutes et qu’il ne serait d’aucune utilité de se déplacer, voir les gens écouter, discuter, échanger … Bref, communiquer d’une façon ou d’une autre, activité que j’avais prise jusqu’ici comme essentielle à la vie de la sous-région. Mais ici, rien de tel. Que les « toubabous » (les blancs) ne cherchent pas à rencontrer les « farafis » (les noirs), je peux l’admettre, sans pour autant le comprendre. S’ils sont ici, c’est pour quoi ? Rester enfermés 2 jours à voir la vie d’en haut, sans chercher à apprendre, à comprendre ce qu’ils voient ? Ils vont s’ennuyer ferme, parce que le spectacle de l’eau glissant sur les flancs de la coque, ça vous amuse 5 minutes, après quoi il est temps de passer à autre chose. Que, d’autre part, les « farafis » ne cherchent pas à se mélanger aux « toubabous », je veux bien le comprendre : autant leurs ponts sont animés et bruyants (certaines femmes ont la voix tellement puissante que, lorsqu’elles parlent, même le bruit pourtant omniprésent des moteurs semble s’estomper), autant le pont supérieur est calme et silencieux. Deux mondes contraires superposés l’un à l’autre, une étroite échelle de coupe les reliant, tel un cordon ombilical ténu qu’il faudrait préserver. Là où ma compréhension actuelle de l’organisation sociale du navire s’arrête, c’est lorsque je constate que les deux ponts « farafis » ne se mélangent pas. Y aurait-il des « inférieurs » et des « supérieurs » ? Voila une question supplémentaire posée, et je sens de plus en plus que ce voyage va m’intéresser. Je décide de remonter sur le pont supérieur, pour des raisons essentiellement climatiques : il y a un peu d’air et la chaleur y est plus supportable. Dans l’atmosphère confinée des cabines, les odeurs rances de transpirations commencent à monter, alors que nous venons à peine de partir.

Midi. Etienne se réveille, me regarde et dit, dans un demi-sommeil « On mange quoi ? ». Pour ma part, je n’ai pas très faim, mais c’est devenu une habitude. Depuis plus d’un mois que je suis en Afrique, cette sensation oppressante, parfois impérieuse, de faim qui tenaille, a disparue au profit d’une sensation beaucoup plus diffuse et agréable. Je ressens le repas non plus comme un besoin physiologique régulier, mais plutôt comme un événement social. L’irrégularité de mes repas ainsi que de leur qualité en est certainement la cause, mais j’apprécie de ne plus être asservi à la nourriture comme je l’étais. Par contre, un bon repas français ne me déplairait pas. Nous descendons sur le pont intermédiaire où se trouve la cuisine. Il n’y a pas de carte. La cuisinière annonce le plat du jour à travers le passe-plat et nous commandons, en fonction de la faim et de l’envie. Tous les repas sont sur le même principe : un féculent (en général de l’igname, mais aussi des pâtes, du riz et même des haricots) accompagné de sauce et d’un certain nombre de morceaux de viande ou de poisson. Le prix du plat est fonction du nombre de morceaux achetés. Pas d’entrée, pas de dessert, pas le moindre fruit. Bah, on fera avec, c’est pour 2 jours après tout. J’ai connu pire. Par contre, le prix est absolument prohibitif. Il faut compter 15000 Cedis pour un plat moyen de la qualité d’un plat de rue, vendu environ 5000 Cedis. Bien sûr, ça ne représente que 1,5 euro, mais je comprends maintenant que cette cantine ne serve que peu de plats. Il n’y a d’ailleurs que 3 tables pour manger, réparties de part et d’autre d’une coursive menant à l’arrière du bateau. C’est bruyant, ça sent l’odeur d’huile de moteur remontant de la salle des machines dont la porte, toute proche, n’est jamais fermée pour assurer un peu d’aération, ce qui fait qu’on ne s’y attarde guère. Que mangent les habitués du ferry ? Mon repas pris, je décide d’en savoir un peu plus. Etienne est, comme moi, plus curieux que nos congénères de l’étage supérieur et nous décidons de nous intéresser à ces femmes des étages inférieurs. Elles ont, bien évidemment, emporté leur propre nourriture. Peut-être certaines d’entre elles en font-elles même commerce ? Il apparaît rapidement que c’est le cas. Non seulement certaines personnes font commerce de nourriture sur le bateau, mais d’autres font commerce de beaucoup de choses. C’est bientôt l’équivalent de toute une supérette que nous découvrons au milieu des tables et des couloirs, jusqu’à la proue du bateau, devant les cages de bois destinées, nous l’apprenons, à l’achat d’igname au cours des nombreuses escales prévues. Il est ainsi possible d’acheter des fruits (oranges, pommes, ananas), mais également du tissu, des lampes torches, du savon, des produits de beauté … A quoi servent de tels produits sur un bateau ? En fait, toutes ces marchandes ne sont pas là pour faire commerce directement sur le bateau, mais à chaque escale de celui-ci. En effet, les villages atteints par le ferry sont très isolés des grands axes, à cause de la présence même du lac qui en a supprimé les liaisons terrestres. Ce bateau devient donc le principal moyen d’approvisionnement et se transforme, deux fois par semaine, en un mini marché flottant. Lorsqu’il accoste, les marchandes s’installent de part et d’autre de la passerelle et les clients viennent faire leur marché.

Le bateau descend lentement le lac Volta, le plus grand lac artificiel du monde, et une routine s’installe à bord. On ne voit presque jamais les passagers des cabines, sauf peut-être cette famille d’allemands : monsieur, madame et leurs deux filles jalousement gardées. Ils discutent plus volontiers avec le couple de suisses allemands, langue oblige, mais ne négligent pas une petite conversation en anglais de temps en temps. Etienne et moi avons réussi à convaincre le canadien, un homme qui se révèle alors affable et très enjoué, de se joindre à nous pour des parties de jeux de cartes endiablées dont les intérêts principaux sont la chronophagie et la mise en jeu de l’apéritif. Ce passe-temps est entrecoupé de pauses où je m’adonne à la lecture, la visite du bateau et la contemplation du paysage qui, il faut bien l’avouer, ne présente qu’un intérêt moyen : la brume de chaleur est telle que les rives, assez éloignées de la route que nous prenons, semblent uniformes et disparaissent la plupart du temps derrière un rideau blanchâtre qui s’installe dès l’apparition du soleil et jusqu’à la nuit noire. Ce n’est qu’à ce moment là que la navigation lacustre prend tout son intérêt : l’absence totale de lumière parasite à plusieurs kilomètres à la ronde permet alors de se régaler du spectacle fabuleux d’une voûte céleste plantée de millions d’étoiles. Mais encore faut-il pour cela attendre les deux ou trois heures du matin, le temps pour la brume de finir de se dissiper. Un autre avantage de dormir dehors est la fraîcheur. La nuit, l’air est plus frais et la vitesse du bateau crée un léger courant d’air qui caresse le visage et m’endors plus sûrement que la meilleure des climatisations. Le seul ennui, c’est la présence de myriades de moustiques qui s’en donnent à chœur joie, car sur le pont, impossible d’installer la moindre moustiquaire … J’ai fini par trouver ma place : contre la rambarde bâbord, sur un matelas en mousse de 5cm d’épaisseur me sépare de la tôle du pont. La tête est protégée du vent par mon sac de voyage, tandis que mon sac à dos marque l’autre limite de mon lit. J’ai déserté le banc de l’arrière : trop bruyant et trop chaud. Ici, il fait frais. Seul inconvénient : la proximité de l’aération des toilettes de l’étage inférieur, qui me renvoie de temps à autres quelque effluve malodorante. Je n’ai pas pu trouver mieux.

Lors de notre première escale (le Yapei Queen va faire escale environ une demi-douzaine de fois lors des premières 24 heures), je comprends la raison économique essentielle de ce bateau. Ce n’était à l’évidence pas le tourisme ; ce ne pouvait être non plus le mini marché bihebdomadaire d’une demi-douzaine de villages. Non, le véritable but est le transport de marchandises (c’est un ferry, après tout) et plus spécifiquement le commerce de l’igname (Yam, en anglais). A chaque escale, il va charger des tonnes et des tonnes de cette racine, pour un total que nous estimerons, Etienne, le capitaine du navire, et moi, à environ 180 tonnes. Et c’est là que je découvre la véritable raison de la présence de toutes ces femmes à bord : ce sont des acheteuses d’igname en gros. Ce sont elles qui vont sur la plage, négocient les prix avec les récoltants et font charger les lots ainsi achetés dans les casiers en bois. Chaque acheteuse possède ainsi un ou plusieurs casiers qu’elles vont remplir tout au long du voyage. Intrigué par le ballet incessant des porteuses d’igname lors de la première escale, qui durera 5 heures, nous décidons, Etienne et moi, de nous balader sur la plage lors de la première escale de nuit pour afin de se faire expliquer le fonctionnement des processus d’achat et de livraison. Voici ce qu’une femme acheteuse que nous avions remarqué à bord nous raconte, tout en accompagnant ses explications par les actes associés.

Lorsque le bateau accoste, les lots d’igname sont étalés sur la plage, prêts à la vente. Chaque lot comporte 100 pièces, de calibre équivalent. On compte plusieurs calibres, allant de très petit (environ 1,5 kg la pièce) à très gros (jusqu’à 6 ou 7 kilos la pièce). La valeur moyenne d’une igname est d’environ 4500 Cedis. Un lot se négocie entre 250000 et 700000 Cedis. Pour éviter tout problème lors de la vente, une femme endosse un rôle spécial. C’est la « sales queen ». Elle n’est ni acheteuse, ni vendeuse. Son rôle est d’arbitrer tout litige et de s’assurer que tout se passe conformément à la coutume et que les prix sont bien respectés. Il n’y a pas de concurrence. Ici, les prix pratiqués sont les mêmes pour tous. Ainsi, tout le monde vend, tout le monde achète et tout le monde est content. Une fois un lot acheté, une équipe de 5 ou 6 porteuses charge l’igname dans de grandes bassines qu’elles portent sur la tête et transportent à pieds jusqu’au box de l’acheteuse. Il faut plusieurs voyages pour acheminer un lot complet. Le chargement d’une personne est d’environ 50kg, mais peut monter bien plus haut. Nous avons vu des femmes se charger de 70kg d’igname à chaque voyage pendant des heures. Leur force et leur résistance sont exceptionnelles. Mais comment font-elles ? Et pourquoi ce sont les femmes qui font ce travail ? En fait, hommes et femmes se partagent le travail. Les hommes travaillent au champ, les femmes font le commerce. Le chargement de l’igname dans les boxes est également assuré par des hommes. A chaque sexe ses prérogatives. Mais le travail le plus difficile, le transport de l’igname de la plage jusqu’aux boxes, est assuré par des femmes. Pendant des heures, elles vont et viennent, chargent et déchargent, marchent sur des cailloux pieds nus avec leur bassine pleine sur la tête, sans ralentir le rythme, le tout pour un prix dérisoire : j’ai entendu la somme de 200 Cedis par rotation. Avec un bon rythme, une femme peut ainsi faire une vingtaine de rotations par heure, pour un salaire de 40 centimes d’euro ! Etienne et moi avons essayé de porter l’une de ces bassines : tout simplement trop lourd. Nous ne pouvions même pas la soulever, et nos tentatives désespérées de fragile européens ont provoqué l’hilarité générale de l’assistance. Ces français ! Quelles petites natures !

Le ballet de ces porteuses va se poursuivre jusque tard dans la soirée. Nous avons le temps de visiter le village de pêcheurs situé juste derrière la plage où les négociations vont toujours bon train. Ici, toutes les personnes valides ont rejoint le site de vente pour s’y rendre utile et gagner un peu d’argent. Le village des cultivateurs est beaucoup plus loin à l’intérieur des terres, à environ une demi-journée de marche. Mais comment sont-ils venus et comment la marchandise se retrouve-t-elle au bord de la plage ? L’igname est venue en tracteur, mais la plupart des vendeuses ont suivi à pieds. Après la vente, et malgré l’heure fort avancée de la nuit (près de minuit), nous les voyons qui repartent dans la nuit, accompagnées du tracteur qui porte les hommes, en direction de leur lointain village qu’elles n’atteindront que dans trois heures au mieux. J’en ai assez vu. Je rentre au bateau. La nuit un peu fraîche m’apportera le calme que je sais nécessaire à la compréhension de ce que j’ai vu. Des efforts considérables pour une misère. Des heures d’un travail harassant pour quelques Cedis. Des marchandes pratiquant, sans avoir attendu les européens, un commerce équitable (l’igname sera vendue environ 5500 Cedis à Accra). Toute une économie suspendue à la seule rotation, une fois par semaine, d’un ferry. Que rapporte à l’armateur du Yapei Queen une telle campagne de fret alimentaire ? Comment use-t-il de sa position monopolistique ? Personne ici n’a accepté de me renseigner. Il est des secrets qu’il vaut mieux taire, apparemment.

La seconde journée du voyage va se révéler encore plus monotone que la première. Il n’y a pas d’escale prévue, tous les boxes ayant été chargés pendant la nuit. J’ai dû bien dormir, car je n’ai rien entendu, rien ressenti. Par contre, à mon réveil, beaucoup de choses ont changé sur le pont. Le voila envahi par les marchandes qui ont terminé leurs achats. Il est à peine 6 heures du matin et les voila discutant en hurlant à quelques décimètres de mes tympans déjà bien sollicités par le bruit des moteurs. Elles parlent très fort et ne font aucun cas de mon sommeil. Etienne, qui a arrêté de fumer récemment par manque de combustible, est très irrité à son réveil et pousse une gueulante depuis l’arrière-pont. Il le fait en français, mais comme ces femmes ne connaissent que l’anglais et les dialectes de leur région, les voilà qui pouffent de rire et commentent le ton pris par Etienne avec une voix plus grosse encore. Mais c’est qu’elles se paient sa tête ! Mon bout de nuit est foutu, autant se lever. Petit tour aux toilettes des premières : là encore, ces marchandes ont trouvé le truc : elles font la queue, bloquant le passage et attendant que la pièce se libère. Apparemment, les occupants des cabines ont moyennement apprécié la situation car je vois presque aussitôt arriver le capitaine et se disperser l’attroupement. Il a l’air très fatigué, notre capitaine. Renseignements pris, il a vraisemblablement été victime d’une crise de paludisme pendant la nuit.

Cette deuxième journée sur le pont supérieur est très différente de la première. Il y a beaucoup plus de monde et ces femmes se sont installées sur pratiquement toutes les surfaces horizontales, ne laissant à l’équipage et nous que quelques étroits passages. Je ne me suis absenté que quelques minutes, mais à mon retour, je trouve mes affaires déplacées, parfois de plusieurs mètres, et l’espace que j’occupais est maintenant pris par 3 femmes, toutes plus imposantes les unes que les autres, avec dans leur regard un mépris à mon égard, mêlé d’une silencieuse menace si d’aventure il me prenait l’envie de réclamer ma place. Je décide de battre en retraite vers les bancs de l’arrière-pont. Je trouverai bien une solution s’ici à ce soir. Par contre, la promiscuité avec la population locale a l’air de déranger certains touristes. Je vais ainsi rester sans nouvelle du couple de l’une des cabines, que j’ai dû entr’apercevoir hier soir à la tombée du jour. Ils vont ainsi rester enfermés dans leur cabine, se faisant apporter les repas, jusqu’à l’arrivée à Akosombo. La journée, Etienne et moi, entre deux parties de cartes, discutons de tout ce qui n’a pas changé ici, de tout ce qu’on voit et qui nous hérisse, comme ces feux de brousses qui ne riment à rien et ne sont provoqués par la population que par pur respect des anciens et de la tradition. Des feux de brousses à côté d’un lac. On croit rêver. On est pourtant loin de la culture semi extensive sahélienne qui utilise cette technique. Ici, le lac a presque autant apporté aux rives que le Nil en Egypte. C’est vert, c’est riche, ça ne demande qu’à être cultivé et ça ne l’est pas. Manque d’éducation, les jeunes n’ont pas appris à tirer profit de la présence du lac et se contentent de répéter les schémas agricoles de leurs pères. Au fur et à mesure que j’observe tous ces feux, je ne peux m’empêcher de penser qu’il suffirait d’un peu de formation et d’encadrement pour changer le visage de la région. Mais le veulent-ils vraiment, ces habitants, ces hommes et ces femmes dont le quotidien a été bouleversé par l’apparition d’un lac dans leur région, et qui ne savent pas en tirer profit ? Pour eux, je suppose que ça a du être ressenti comme une punition majeure pour un crime qu’ils n’auraient pas commis.

Alors dans ces conditions, comment faire comprendre aux anciens des villages que la modification de leur mode de vie est une question essentielle et que la technique du feu de brousse doit impérativement être abandonnée au profit d’une culture plus moderne, plus « normale » ? Déjà, l’accroissement de la population nécessite de nouvelles techniques, et cette terre, qui pourrait facilement nourrir toute la population ghanéenne, reste en friche. Il faut comprendre alors que toute la culture africaine est basée sur la famille, la tribu, le clan restreint, la toute-puissance des anciens qui gardent jalousement leur pouvoir. Pourquoi travailler plus qu’il n’est nécessaire pour nourrir sa famille ? Pourquoi essayer d’adopter des techniques intensives qui permettraient d’améliorer le niveau national lorsque la survie au niveau local est assurée ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le développement n’est pas une nécessité. Seule la survie compte. Lorsqu’on a compris ça, on a compris pourquoi l’Afrique ne s’est pas développée en une génération d’efforts et d’aides sur tous les fronts. Une autorité locale toute puissante et un mode de vie basé sur la simple survie. Ce qui nous paraît absurde est à la base même de la culture africaine. Il aura fallu ce voyage sur le Yapei Queen et de longues discussions avec les personnes présentes, européens, américains, africains, pour m’en persuader. Le seul moyen de « casser » ce mode de vie est l’éducation des générations futures. Mais est-ce vraiment utile ? Qu’apportera cette modification de mode de vie ? De nouveaux besoins, de nouvelles attentes, donc de nouvelles frustrations. Une entrée en concurrence dans une économie de marché déjà saturée au niveau agricole, un déséquilibre économique mondial qu’il faudra gérer … Pourquoi irions-nous les sortir de ce que nous croyons être leur misère pour les plonger dans la notre ?

Je regarde à nouveau ces feux de brousses et j’écoute d’une oreille distraite les arguments développés par Etienne en faveur d’un développement de la région. Je le comprends. D’un point de vue européen, il a raison. D’un point de vue africain, il a tord. On ne change pas les gens, je le sais depuis longtemps. On ne peut non plus aider les gens contre leur gré. Mais à trop vouloir apporter de l’aide à ces gens qui n’en ressentaient pas le besoin jusqu’à ce qu’on la leur apporte, on a créé nombre de problèmes qui n’existaient pas jusque là. Il me revient à l’esprit une conversation que j’avais eue avec un ingénieur des Ponts et Chaussées burkinabé, lors d’un voyage en car, qui me rapportait la réflexion d’un responsable local d’une route rendue impraticable au dernier hivernage. Alors que l’ingénieur lui demandait pourquoi il n’avait pas constitué d’équipe pour refaire la route et ainsi permettre aux engins agricoles de circuler sur sa propriété, il lui répondit : « Pourquoi irai-je refaire cette route, ce qui n’est pas mon métier, alors que, tôt ou tard, une ONG viendra la refaire à ma place et me donnera à manger pour compenser les pertes ? ». Non, la vérité, c’est que leur mode de vie n’est pas le notre et nos problèmes ne sont pas les leurs. Est-ce notre sentiment de culpabilité de pays riche et développé qui nous ordonne d’aider des populations vivant à un autre rythme dans un autre système ? Toujours est-il que cette vision alternative de l’Afrique, vision dans laquelle leur faible niveau de vie leur évite la peur de tout perdre et le stress de ne pas assez gagner, où leurs habitudes alimentaires pauvres leur évite tout problème de cholestérol et d’accidents cardio-vasculaires, où le suicide est un mot qui n’existe pas dans la plupart de leurs dialectes, cette vision où les habitants vous regardent toujours avec le sourire, où l’étranger est toujours bien accueilli, où tout est toujours partagé, où les rires fusent et où rien n’est finalement jamais grave, même la mort, cette vision me procure une certaine sérénité. Il n’y a pas qu’une seule façon de bien vivre, mais plusieurs, et ce serait faire preuve de la plus stupide ingérence que de vouloir leur imposer la notre.

Les feux brûlent toujours à l’horizon alors que déjà le soleil se fatigue et pense à se coucher. Nous frôlons une île, seule attraction de la journée. Demain, nous accosterons à Akosombo, terme de notre voyage. Il faudra reprendre la route, se trouver un endroit pour dormir, trouver de l’eau pour la journée, trouver à manger … Toutes ces choses prennent du temps et empêchent de se poser pour penser. C’est l’une des bonnes surprises de cette croisière : j’ai pris le temps. Le temps de lire, le temps de penser, le temps de me poser. Cinq semaines à traverser des contrées étrangères, à rencontrer d’autres civilisations, d’autres modes de pensées, et depuis deux jours, tout remonte. Je suis en train de faire une première synthèse de ce voyage. Il faut vraiment que je me pose avant de partir au Kenya, pour compléter cette « digestion ». Il me faut trouver un havre de paix où je pourrai me reposer les deux ou trois jours qui me séparent de mon avion. Je ne resterai pas à Accra, j’irai dans l’un de ces petits villages le long de la côte. Pourquoi pas Kokrobite ? Il y a là-bas, d’après mon guide, un petit « resort » avec des bungalows. Pas très cher, pas trop touristique, loin des attractions principales … L’endroit rêvé pour se reposer. C’est décidé. Prochaine étape : Kokrobite.

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Coucou c'est lolita. (st - leu la réunion) j'espère que tu auras ce petit mot ( écrit de mon école)
je profite de la pause pour lire tes commentaires de voyage (sacré veinard)
dommage que je ne puisse voir les photos non seulement en simultanée mais aussi sur le site donné
Bon voyage !!!

10:21 AM  

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