D'Afrique en Asie ... Carnet de route

Voici mon carnet de voyage, qui me permettra de laisser mes impressions tout au long de celui-ci. J'éspère ainsi vous faire partager cette expérience, recueillir vos impressions et les nouvelles de la vie que je laisse derrière moi ... pour un temps.

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Le 1er novembre 2004, je commence un voyage de 10 mois qui me conduira vers des régions magiques que j'ai toujours voulu voir. Je veux partager avec vous ce moment de ma vie, à travers les photos et les commentaires vocaux que je posterai ici, tout au long de ce voyage.

12/08/2004

Yeji, un soir d’élections

Je ne m’étendrai pas, une fois de plus, sur les vicissitudes d’un trajet qui ressemble à tous les autres jusqu’ici : longues attentes, taxis et tro-tros surchargés et en piteux état, longues pistes de latérite rouge où tout semble se confondre au bout d’un moment.

Etienne et moi sommes partis le matin de bonne heure, après la tentative malheureuse de prendre un bateau à Buipe pour descendre à Yeji. Le taxi devant le pont avait déjà le pare-choc sur la route mais il nous a pris avec nos bagages. La ville de Kintampo possédait deux gares routières, l’une pleine et l’autre était celle où nous avons attendu deux heures de plus. Près de 100km de piste très poussiéreuse et nous revoilà sur le bitûme, attendant un taxi pour Yeji.

Tout au long du chemin, nous croisons des villages où règne une activité hors norme un jour férié : la tenue d’élections. Il s’agit d’une double élection. Election présidentielle et élection du parlement. Peu d’enjeu réel, le président sortant Kufuor peut être élu dès ce soir, mais qui suscite beaucoup de ferveur de la part des électeurs. Dans chaque village, une file d’attente bien sage se forme devant un bâtiment. En plein soleil, sous des chaleurs extrêmes (il fait aujourd’hui plus de 35°C), ces électeurs attendent parfois des heures pour voter. Mais ça ne les dérange pas. Une élection, ça se passe comme ça, c’est tout.

Assoiffé par la traversée, je cherche un bar. Il y en a bien un, mais il est fermé : la loi interdit l’ouverture de débits de boissons aux alentours des lieux de vote, pour éviter tout échauffement « accidentel ». Sage précaution. Du coup, tout le monde est abruti par la chaleur et personne ne bouge le long de la route, attendant 18 heures et la fermeture des bureaux de vote. Un homme sort de sa petite épicerie avec une gamelle d’eau qu’il me verse sur les mains. Surprise : celles-ci deviennent toute blanches ! Je viens de m’apercevoir que je suis entièrement recouvert de poussière rouge. On me verse quelques litres d’eau sur la tête et une épaisse boue de latérite en tombe. Incroyable. Il est vraiment temps d’arriver et de se poser à l’hôtel.

C’est vers 14 heures que nous arrivons à Yeji. Pour une fois, il n’aura pas fallu la journée pour voyager. Le voyage est un plaisir en soi et est propice aux rencontres. Celui-ci n’aura pas échappé à la règle. Etienne est un bon compagnon de route et nous nous entendons bien. La décision qu’il aura prise lundi matin au parc Mole aura porté ses fruits puisque nous voilà avec près de 24 heures d’avances sur l’horaire du départ du ferry. Nous avons tout le temps pour découvrir la ville.

Yeji est une petite ville entièrement tournée vers son port, situé au bout d’une grande avenue unique (c’était autrefois une route qui poursuivait au fond de la vallée aujourd’hui engloutie). La route descend en pente douce vers le lac et s’arrête dans l’eau, à la manière d’un bassin de mise à l’eau. Une centaine de mètres en amont, une barrière et des bâtiments ressemblant à un hall de gare forment la capitainerie. La ville s’est accrochée à cette route sur environ deux kilomètres, mais son centre se situe sur les derniers 500 mètres qui mènent au port. Là, on trouve tout ce qu’une ville africaine peut compter : de nombreux commerces, quelques comptoirs et deux hôtels. Point de maison d’habitation, à moins que ce ne soient ces arrière-boutiques où s’entassent pêle-mêle hommes et marchandises. Quelques magasins en dur, masqués la plupart du temps par des cabanes en bois des vendeurs de nourriture sur les bords de la route (« food stalls »). Le tout donne un indescriptible chaos où tout est à côté de tout. En parcourrant la route en direction du premier hôtel, je passe devant un garagiste pour mobylette devant lequel une femme prépare le repas du soir qu’elle vendra aux visiteurs. Là, un couturier a pignon sur rue et montre fièrement ses deux machines. Ici, une épicerie est cachée par un vendeur de meubles … Décidément, il n’y a aucune logique apparente. Je suppose que, s’il en existe une, elle doit être liée aux familles. Une même famille doit développer ses commerces autour d’un point central. Je ne vois que ça. Pour Etienne aussi, ce chaos apparent reste un mystère. Nous avançons.

Très rapidement, un jeune garçon se rapproche de nous et, sans un mot, nous emboîte le pas, ce qui a le don d’énerver Etienne, qui manifeste rapidement. Il est vrai que l’on ne peut pas faire 10 pas dans un endroit sans avoir instantanément une ou deux personnes nous proposant leurs « services ». Depuis que je suis au Ghana, c’est le cas. Souvent, il ne s’agit que d’enfants cherchant un moyen de se faire un peu d’argent. Ici, on les appelle les « tourist leeches », littéralement les « sangsues à touristes ». J’avoue que ce terme, apparemment péjoratif, est assez bien trouvé, et il est très difficile de se débarrasser d’eux. Mais assez souvent, ils sont utiles dans un pays où l’organisation de la vie nous est si peu familière. Grâce à eux, j’ai vu mon installation à Tamale grandement facilitée, mon voyage jusqu’au parc Mole rendu tout simplement possible et, plus récemment, l’arrivée de nuit à Buipe et l’installation n’a pu être possible que grâce à l’une de ces jeunes « sangsues ». Mais ici, le gamin ne dit rien, ne fait que nous suivre. Il n’a pas proposé de porter un sac, n’a pas donnée d’indication sur les hôtels, ne dit rien sur le ferry. Etienne cherche à le renvoyer. Il est vrai qu’apparemment, celui-ci est bien inutile. Mais quelque chose me dit qu’il ne faut jamais se séparer d’une bonne volonté et je laisse donc faire sans intervenir. Bien entendu, encouragé par mon mutisme, le garçon reste collé à nous.

Nous arrivons au premier hôtel. La façade s’ouvre sur un couloir. A travers les murs ajourés, on distingue une grande salle contenant quelques tables et chaises. Puis le couloir débouche sur un patio en béton, inondé de soleil et chauffé à blanc. Tout autour, une coursive couverte donne sur les chambres. Au milieu, sur un étendage, sèche du linge fraîchement nettoyé. Le garçon nous a suivi jusque là et Etienne décide de l’ignorer. Du bruit sur la gauche : une femme s’active dans ce qui semble être la buanderie. Nous nous approchons. A y regarder de plus près, je me demande s’il s’agit bien d’une femme. Les traits sont forts, comme ceux d’un homme, et il/elle, bien que corpulent, n’est pas affublé de ces seins qui, ici, n’ont d’utilité que pour nourrir les enfants et que les femmes cherchent, par tradition, à assouplir pour augmenter la production de lait maternel. Il/elle commence à parler et je me rend à l’évidence : il s’agit bien d’un androgyne. Vu l’habillage et l’occupation, il a choisi d’être elle. Soit. Il reste des chambres simples. Elle nous en montre une. C’est assez défraîchi. Un lit sans moustiquaire, les grilles anti-moustiques aux fenêtres ont depuis longtemps été arrachées. Salle de bains commune. Il y a bien des volets aux fenêtres mais ils sont bloqués. La vue de l’une des chambres donne directement sur l’atelier de réparation d’à côté, qui est construit en bois et tôle ondulée. La chambre sent l’huile de moteur. 45.000 Cedis pour ça. Si Etienne, à cette heure avancée de la journée, n’est plus très regardant, je me dis que ça vaut peut-être le coup d’aller voir l’autre hôtel. Pendant qu’Etienne négocie le nettoyage de son linge (je note au passage qu’il faudra que je pense à faire de même), je me dirige vers la sortie et arpente à nouveau la rue. Partout des gens préparent de la nourriture pour le soir. Apparemment, les quantités sont suffisantes pour en faire commerce. Mais si tout le monde vend à manger, qui donc achète ? Je suis le seul touriste à la ronde, nous devons être deux blancs dans toute la ville … Mystère. Peut-être les voyageurs du ferry vont-ils se manifester ? Mais il ne part que demain après-midi, vers 16 heures. Tout en marchant, je m’approche d’une façade blanche arborant, au-dessus de l’entrée, le mot « hôtel ». J’y suis. Devant, deux véhicules de l’armée et une dizaine de militaires flânent sur des chaises, à l’abri du soleil. Un V.I.P. y serait-il descendu ? Je m’approche et je demande. Non, apparemment. Ils ne sont là que pour veiller au bon déroulement des élections. Bien. Je rentre donc et cherche la réception. Le couloir donne sur un bar à gauche et se termine par une coursive circulant autour d’un jardin intérieur, séparée de ce dernier par un mur ajouré. S’il y fait beaucoup plus frais que dans l’autre hôtel, la propreté apparente, elle, n’a rien à en remontrer. C’est poussiéreux et des traces d’humidité courent sur les murs. On sent la proximité du lac. Une dame s’approche de moi et me propose de me montrer les chambres. L’impression générale, si elle ne provoque pas l’enthousiasme, est moins mauvaise que précédemment. Le lit à l’air meilleur, mais le ventilateur au plafond ne fonctionne pas bien. Il y a une salle de bains avec un lavabo et des toilettes. Pas d’eau courante cependant, il faut aller chercher les seaux d’eau dans la citerne à l’entrée de l’hôtel. Pas de vitres aux fenêtres, juste des grilles anti-moustiques, fonctionnelles celles-là. C’est la salle de bains qui donne sur l’extérieur, et derrière ce n’est pas un garage mais un terrain vague avec, plus loin, des commerces. 45.000 Cedis également. Parfait. Je retiens deux chambres et me dirige vers le premier hôtel pour apprendre à Etienne la bonne nouvelle. En descendant, je croise le jeune garçon. Il s’adresse à moi et me demande pourquoi mon ami est si méchant. Je lui explique. Il ne comprend pas. Lui n’est pas comme ça. Bien sûr, personne n’est comme ça, mais tout le monde le fait. Je lui conseille de se tenir à l’écart pour un moment. Au moins, pensai-je, les esprits pourront se calmer.

De retour au premier hôtel, j’explique mon choix à Etienne. De son côté, il a déjà négocié le nettoyage de ses vêtements. Très bien. Ses vêtements seront nettoyés ici, tandis que nous logerons à l’autre hôtel. Etienne explique tout ceci à notre androgyne qui ne manifeste aucune réaction, comme si ça lui arrivait tout le temps. Un tel fatalisme, une telle soumission, un telle absence de fierté, me donnent un frisson : j’ai l’impression de voir devant moi une marionnette sans vie propre. Sa non-différenciation sexuée est-elle à l’origine de cet état ? Est-il/elle en marge de la société de part son état ? Je commence à m’y intéresser lorsque Etienne me ramène à la réalité du moment : il faut aller s’installer avant la tombée de la nuit. Bien sûr. Je viens de m’apercevoir que, sous un apparent intérêt pour un aspect de la société ghanéenne, j’étais en fait en pleine crise de voyeurisme déplacé. Je m’attendais presque à voir un journaliste de TF1 débarquer et faire un reportage. La fatigue, sûrement. Une grande lassitude devant ces gens qui n’ont pas grand-chose et qui n’attendent rien de plus de la vie, aussi. Un certain découragement mental devant tout ce qu’il y aurait à faire pour changer les choses ici. Je ne referai pas le monde. Je ne suis pas là pour modifier ce monde à mon idée, je suis là pour voir, apprendre et témoigner.

Je viens, dans cet hôtel crasseux tenu par une personne sans âme, de faire un pas de plus vers ma propre compréhension de ce qui m’entoure, et c’est déjà beaucoup. Ce monde africain dans lequel je me déplace a ses propres règles qui me renvoient à mon propre monde. Il est temps que j’aille me reposer. « Alors, tu viens ? », s’impatiente Etienne. Il n’a pas tord. La philosophie à 3 heures de l’après-midi, à jeun, au milieu d’une route fréquentée n’est pas une saine occupation. Les préoccupations doivent être très matérielles : boire, manger, dormir. Et ça prend déjà pas mal de temps.

Nous nous installons à l’hôtel. Les propriétaires sont vraiment accueillants et pleins de vie. Ces élections sont bonnes pour leur commerce et l’hôtel est bien rempli. Le capitaine des gendarmes qui stationnent devant l’hôtel a pris une chambre. Nous apprenons que ce sont en fait les parents du leader politique régional du parti au pouvoir et que leur fils occupe un poste important au parlement ghanéen. La présence policière s’explique donc. Ceci dit, le grand calme qui règne dans la ville semble indiquer que le parti en question est ici bien apprécié. Il est temps de sortir trouver à manger. Etienne doit en pus changer des dollars ou des euros. Nous devons enfin trouver de l’eau pour remplir les bouteilles. Il y a ces sacs plastiques contenant 500ml d’eau dite pure (« pure water ») que des gamins conservent dans des glacières et vendent à 300 cedis. Pour le change, il y a bien une banque, mais elle est fermée en ce jour férié d’élections. Il faut donc trouver un vendeur. Dans toute ville il existe au moins un de ces changeurs officieux qui pratiquent des taux parfois fantaisistes. D’où l’intérêt de posséder plusieurs monnaies. Il faudra une petite heure à Etienne pour obtenir le renseignement et trouver la personne. Du dollar au cedi, le change n’est pas vraiment intéressant. Par contre, de l’euro, c’est une toute autre histoire et le taux proposé paraît vraiment honnête. Il change donc une somme confortable pour le reste du voyage. Il ne reste plus alors qu’à trouver à manger. Tandis que je parcours les différents « food stalls » de la rue, Etienne rentre à l’hôtel pour faire la sieste. C’est vrai qu’il fait vraiment chaud, et qu’à cette heure la nourriture est plutôt rare. Je finis par trouver une guérite grillagée à l’intérieur de laquelle un gamin vend du riz, des pâtes, de l’igname et des têtes de poisson. Je prend une ration de riz et le gamin me jette quelques spaghettis par-dessus. Riz-spaghetti, voilà un plat solide pour tenir jusqu’au soir. Par contre, côté gastronomie … L’intérêt majeur de ce type de nourriture est son prix. Ce repas de féculents m’aura coûté 2500 cedis, 25 centimes d’euro. La vie ici n’est décidément pas chère.

Après ce repas, il ne me reste plus qu’à attendre le soir. Il fait trop chaud pour déambuler dans les rues et j’ai du linge à laver. Je rentre donc à l’hôtel. Je négocie avec la propriétaire et lui donne mon linge, puis je vais vers ma chambre. En passant devant le patio, je vois le jeune garçon en train de préparer une lessive. C’est donc à lui que les propriétaires sous-traitent le linge de l’hôtel ! Ce gamin est débrouillard et opportuniste, décidément. Il commence à me plaire, en fait. Il est partout, ce qui peut être irritant à la longue, mais c’est efficace. Je regagne ma chambre et m’allonge sur le lit. Malgré la chaleur, je m’endors aussitôt. Il est vrai que la nuit dernière n’avait pas été très bonne et le réveil plutôt agité.

Etienne frappe à la porte. Il est temps d’aller faire un tour et trouver une bière à boire. Toujours de bon conseil. Le temps de prendre une douche et j’arrive. Je sors pour chercher un seau d’eau. Le garçon est là. Je lui demande où sont les seaux. Sans me répondre, il part et reviens une minute plus tard avec un seau replis d’eau et un gobelet pour la « douche africaine ». Il cherche à se rendre indispensable et ça marche. Après ma douche, je rejoins Etienne. « Devine qui m’a apporté de l’eau ? » me demande-t-il. Je connais la réponse. Il est sidéré de la persévérance du gamin. Je lui apprends que c’est lui qui lave mes affaires. Il me répond que, si ça se trouve, c’est également lui qui lave les siennes. Nous rions. Cette sieste nous a fait vraiment du bien. Le moral revient et, avec lui, les pensées positives. Au dehors, l’air paraît plus respirable, la poussière, toujours omniprésente, plus légère. Nous décidons de chercher un bar qui ne soit pas au bord de la route, vraiment encombrée et bruyante. Nous trouvons finalement une petite ruelle de terre dans laquelle nous trouvons un atelier de couture, un coiffeur, un garage et deux bars. Je dis ruelle, mais il s’agit en fait d’un espace rectiligne libre de construction, une trouée simplement matérialisée par les cabanes qui la bordent. Ici, pas de trottoir, pas de signalisation, la « ruelle » n’est accessible qu’en contournant un magasin du bord de la route goudronnée. Tout le monde travaille devant sa boutique, au bord de la rue, ce qui fait un peu d’animation. Les bars ne sont que des cahutes contenant tout au plus une étagère et une glacière ou un congélateur. Pas de table, juste un banc dehors. Partout des conversations fusent entre les boutiques, par-dessus la rue. J’apprécie cette ambiance bon enfant. Pour un jour férié, les magasins sont bien occupés et ça parle fort et ça rie de tout côté. On nous apporte nos bières. On s’assoit sur un banc. A côté de nous, deux femmes attendent une place chez le coiffeur. Nous commençons à discuter avec elles. Bientôt, nous nous intégrons aux conversations de tout le monde et les blagues fusent de tout côté. L’ambiance est vraiment bonne. Des gamins jouent à se faire peur devant nous et Etienne joue le jeu en faisant des grimaces et en poussant des cris gutturaux. Sur deux garçons et une fille, c’est la fille qui semble la moins effrayée par nos peaux blanches et nos simagrées. D’autres filles, légèrement plus âgées, se sont approchées de nous et entrent dans la conversation. Les filles d’ici ne sont pas belles. Elles ne le cherchent pas, apparemment. Même devant le salon de coiffure, les femmes se font faire des coupes fonctionnelles. Pas d’artifice, aucun élément de séduction. Ici, on recherche plus une femme utile que belle. Belle, c’est pour Accra, les filles de la côte peuvent vivre en étant belles. Ici, pas question. Une femme qui ne travaille pas ne mange pas et n’attire personne. Les hommes recherchent des mères d’enfants et des ménagères, pas des objets de luxe. Ces mots, employés par ces femmes, sont très durs à mes oreilles, selon ma perception européenne des choses. Mais ici, ils tombent sous le sens. Et de fait, ces filles ne perdent pas de temps, qui se disent attirées pas nous et nous proposent une soirée animée. Pragmatisme. Tout élément de séduction a disparu de leur langage. Incroyable. Etienne décide de jouer le jeu et propose un rendez-vous après le repas. Pour ma part, la sieste ne m’a pas suffi et j’aspire à une grande nuit de repos sans réveil programmé, la première depuis longtemps. C’est ainsi que nous passons la fin de journée, à boire de la bière, à parler de tout et de rien, à rire avec tout le monde. La nuit venue, nous regagnons le bord de la route. Peu de lumières, mis à part quelques lampadaires qui distribuent, ça et là, une lumière chiche et blafarde, et des lampes-tempête dans les boutiques. La ville semble retenir son souffle, attendre quelque chose. Tout paraît plus calme que dans la journée, mais partout des gamelles de nourriture fument, attendant les clients. Mais où sont-ils ?

C’est vers 20 heures que nous avons la solution. La fin des élections présidentielles et la présentation des premiers résultats. Le président sortant Kufuor est réélu dès le premier tour. La ville explose. De partout montent des exclamations, des vivas, et un cri spécifique qui va résonner pendant des heures dans toutes les bouches : « Yéiiiiiiii ! ». C’est comme si une main géante avait appuyé sur un bouton. De partout, les gens s’interpellent, crient, s’agitent, bougent et dansent. Les food stalls sont pris d’assaut par des gens surgis de nulle part. La rue se remplit de vélos, de mobylettes, de rares voitures. Des groupes d’hommes descendent la rue vers le lac en avançant par petits bonds et poussant des cris. Des groupes de femmes les suivent en chantant et dansant. Groupe après groupe, ce sont des vagues humaines qui bougent ainsi, selon un défilé totalement chaotique. Un vélo passe et repasse devant nous, le gamin pédalant furieusement en descente, tout en traînant une casserole trop légère pour faire beaucoup de bruit sur la chaussée. On s’adresse à nous : « Yeiiiiii ! ». Nous répondons sur le même ton : « Yeiiiiiiiiii ! ». Tout le monde s’amuse. Dans toute cette agitation, nous finissons par trouver une table basse, un banc et une assiette de riz avec quelques morceaux de viande épicée. Toute la ville est dehors, toute la ville mange au bord de la route. Personne ne veut rater la fête. Après le repas, nous décidons de nous installer devant l’hôtel pour profiter du spectacle. L’alcool aidant, les fêtards commencent à faire de plus en plus de bruit. Etienne attend l’hypothétique venue de l’une des filles rencontrées en début de soirée (« Juste pour voir si c’était sérieux », me dit-il avec un clin d’œil qui ne laisse aucun doute sur sa propre opinion). En face de l’hôtel, je vois au loin une télévision. Je décide d’aller voir s’il y a des tableaux de résultats. Le porche de la boutique sur lequel elle trône est occupé par deux personnes, une table de camping sur laquelle est posé un téléphone. Je suis dans un centre de téléphonie, comme il en existe des milliers partout dans la sous-région. Je décide de téléphoner en France pour partager ce moment de liesse. A l’autre bout de la civilisation, des français entendent des ghanéens se réjouir d’une élection dont ils n’ont jamais entendu parler et dont aucun journal ne fera écho.

De retour devant l’hôtel, je constate que l’ambiance a légèrement changé. Il y a toujours autant de monde, mais certains comportements deviennent plus erratiques, plus dangereux. Le cycliste est tombé, son vélo a crevé. Il est remplacé par un motard qui descend la rue à toute vitesse en zigzagant entre les piétons. Bientôt, il repasse, entièrement allongé sur la moto et ne la tenant plus que par le guidon. Des cyclistes font des essais de vols planés en jetant leur vélo en travers de la route. Et toujours ces vagues d’hommes et de femmes, les unes après les autres, dévalant la route. Tout-à-coup, un groupe d’une cinquantaine de personnes stoppe juste devant l’hôtel. Ils se retournent vers nous et commencent à s’approcher, en sautant sur place et en poussant des cris. Les militaires ne sont pas là. Aucune issue, à part la fuite à l’intérieur de l’hôtel. S’il y a un brusque mouvement de foule, nous n’avons aucune chance. Le groupe continue de s’approcher doucement, toujours criant, toujours sautillant sur place. Etienne et moi ne bougeons plus un cil, attendant de voir ce qu’il va se passer. Les premiers participants ne sont qu’à deux ou trois mètres de nous, et nous regardent droit dans les yeux. J’ai composé un sourire de circonstance qui ne doit pas être très convaincant, mais j’espère qu’avec la pénombre il donnera le change. Je me sens soudain tout petit dans mon siège. La foule reste là pendant ce qui me semble une éternité, à savoir une dizaine de secondes. Puis, aussi soudainement qu’elle s’est tournée vers nous, elle recule vers la route et repars vers le lac. Tout s’est passé en quelques secondes et je n’ai pas eu le temps de respirer. C’est alors que je relâche l’air dans mes poumons en un long soupir. J’entend un écho sur ma droite : Etienne vient de faire de même. Je ne sais pas si nous avons été en danger un seul instant, mes questions aux personnes présentes rencontrant des réponses plutôt rassurantes, mais l’expérience que nous venons de vivre est très impressionnante. Un regard vers Etienne pour me confirmer qu’il pense la même chose. Les filles ne viendront plus maintenant, il avait raison : elles n’y connaissent pas grand-chose en matière de séduction et avaient de toutes façons bien mieux à faire. Nous décidons d’aller nous coucher. Demain, nous aurons tout notre temps pour en reparler et découvrir un peu plus la ville.

4h30 du matin. On frappe à ma porte. « Mister Pascal ! Mister Pascal ! ». Je me réveille en sursaut. C’est le jeune garçon. Il m’explique que le ferry est arrivé et va repartir aussitôt car il n’y a pas de chargement prévu. Tout le monde est déjà à bord. Pire : le capitaine a dit qu’il n’avait aucune réservation de cabine à mon nom. Et allez, ça recommence ! Et dire que j’avais espéré une bonne nuit ! J’allume la lumière : mes affaires sont étalées partout dans la chambre. Mon linge nettoyé est-il sec ? Même pas. Galère en perspective. Je m’habille en vitesse et sors. Au passage, je frappe à la porte d’Etienne qui dormait profondément. Je vais aller voir et je reviens. Qu’il se tienne prêt, on ne sait jamais. Grondements derrière la porte. Il a compris et promet la foudre sur le gamin si l’affaire n’est pas sérieuse. Je sors. Dehors, des papiers et divers détritus, partout sur la chaussée, sont les seuls restes de la fête de la veille. La ville semble profondément endormie. Je descends la rue vers le lac. Arrivé à la grille du port, je vois un phare venant du ferry. Il éclaire vivement la zone d’embarquement. Un engin de manœuvre charge des caisses de bois sur le pont. Je monte vers la cabine de pilotage. Le capitaine est là, impatient de partir et énervé d’avoir à gérer le problème d’un passager, de surcroît un touriste. Non, il n’y a plus de place. Oui, toutes les cabines sont réservées depuis des mois et déjà occupées. Il me montre le papier de réservation. Un tour operator a effectivement réservé toutes les cabines sur tous les voyages pour toute la saison touristique, d’octobre à janvier prochain. Incroyable ! Un contrat d’exclusivité. Impossible pour quiconque de voyager confortablement sans passer par eux. J’applaudis intérieurement la personne que j’ai eue au téléphone et qui m’avait affirmé qu’une cabine était bien réservée à mon nom. Le capitaine n’a même pas été prévenu. J’aurais dû m’en douter. Sur le guide, la réservation de l’une des trois cabines est recommandée plusieurs semaines avant le voyage. Je ne sais si je dois être en colère contre les pratiques du tour operator, de la société de gestion du ferry qui aurait dû refuser ma réservation, ou de ma propre naïveté. En fait, ce sera les trois à la fois. Le ferry part dans une heure, le capitaine ne m’attendra pas. De mieux en mieux. Pas une minute à perdre. Vite, retour à l’hôtel, vite, finir de réveiller Etienne et lui expliquer la situation. Vite, regrouper les affaires. Le pantalon mouillé est difficile à enfiler, ainsi que le t-shirt. Vite, vérifier que l’on n’oublie rien. Je ne suis pas vraiment réveillé, mais je me rends compte maintenant que c’est le gamin qui a donné l’alerte. Sans lui, nous nous serions réveillés tranquillement pour éventuellement apprendre que le ferry était déjà parti. Nous lui devons une fière chandelle. En route, il nous explique que la propriétaire, connaissant les pratiques de la compagnie du ferry, l’avait chargé d’aller voir au port toutes les heures et de nous prévenir lorsque le ferry devait partir. Le pauvre n’a pas dormi de la nuit. Etienne est revenu de son opinion défavorable sur lui. Nous lui laissons un bon pourboire. Il l’a bien mérité.

Pas de respect d’horaire, aucun sens commercial. Comment la compagnie fonctionne-t-elle ? Comment peut-on pratiquer de telles conditions ? Tout en fermant mes bagages, je me dis que je suis en train de rêver. Que ce n’est pas vrai. Que je vais me réveiller. Mais je sais au fond de moi que j’aurais dû m’en douter. Ici, rien ne se passe comme prévu. C’est une leçon d’adaptabilité permanente. Je suis en colère en montant sur le bateau. Arrivé au pont intermédiaire, je vois des gens endormis sur les tables de la salle à manger. Il y a des mousses. Avec Etienne, nous essayons de nous en approprier deux, histoire de finir la nuit. Mais le passager du ferry est vindicatif et peu prêteur. Les mousses ont déjà été accaparées. Nous rencontrons deux anglaises qui descendent ici. Elles nous disent qu’il n’y a pas de quoi se nettoyer sur la bateau, et que les toilettes et la nourriture sont immondes. Elles aussi ont l’air bien énervées. Je commence à croire que la croisière espérée, hors des pistes poussiéreuse, va se révéler être un cauchemar. Nous montons au pont supérieur, là où se trouvent les cabines. Il y a là, à la poupe, quelques bancs de bois blanc sur lequel se reposent des passagers. Certains finissent leur nuit avant de partir, mais la plupart se sont installés. Mais d’où viennent-ils ? De la capitainerie, qui ressemble à une salle d’attente de gare. Ils ont dormi là, attendant le bateau. Où s’installer ? Bah, on verra bien, le tout, c’est de bouger, me rappelle Etienne. Il fait encore nuit. Le soleil ne se lèvera que dans une heure. Le ferry, lui, partira finalement vers 6 heures et demie. Un voyage de 2 jours et 2 nuits nous attend, sur un bateau apparemment sans couchette, sans cabine, sans toilettes et sans nourriture dignes de ce nom.

Dans quelle galère nous sommes-nous embarqués ?